Dix-sept.

Je n’ai jamais su comment Teddy était mort.

Ils croient qu’ils me l’ont dit. A chaque fois que j’essaie de poser des questions, ils se mettent en colère. C’est tellement simple pour eux. Il est tombé et a été tué. Ecrasé par une machine ? Sa tête a-t-elle heurté un obstacle ? Je ne sais pas. Seulement qu’il a glissé. C’est tout ce que j’ai réussi à comprendre dans les mots hachés de Tom, et sans doute devrais-je m’en contenter. Mais quelque chose en moi réclame de connaître tous les détails les plus douloureux. Où était-il ? Sur le tracteur avec Bix, ou sur le camion avec les bottes de foin ? Est-ce qu’il y a eu un cahot et qu’il a glissé, est-ce qu’une botte de foin l’a heurté et fait tomber ? Est-ce qu’il faisait des imprudences, sautait dans la remorque, excité par le bruit, le mouvement, la poussière ? Ou au contraire est-ce qu’il somnolait, à cause de la chaleur, est-ce que le ronronnement des machines le berçait dans le fond sonore assourdissant, a-t-il glissé sans s’en rendre compte sous les énormes roues ? Est-ce qu’il a crié, et que son cri n’a pas été entendu, noyé dans le fracas des machines, ou au contraire est-ce qu’il a suffi à alerter les adultes, qui ont immédiatement regardé dans sa direction en disant : « Où est Teddy ? »

Je me rejoue la scène dans un million de versions différentes. Parfois, il tombe du tracteur, juste sous les énormes roues qui l’écrasent silencieusement, sans que personne ne le remarque.

Celle-là, c’est la pire. Quand les machines qui font un bruit infernal lui passent sur le corps et continuent leur chemin, tandis qu’il reste sur le champ brûlant sous l’immense ciel bleu et le soleil blanc, et que son dernier souffle de vie s’échappe dans l’indifférence générale.

Je le vois écrabouillé et oublié dans les éteules, une scène au pastel comme dans Le Monde de Christina, le tableau d’Andrew Wyeth, une petite tache de couleur dans un immense champ où des machines bruyantes s’activent dans le lointain. Ces images me donnent envie de hurler. Je ne veux pas qu’il soit mort comme je vis, sans une miette d’attention, sans importance aux yeux du monde actif et bruyant qui nous entoure.

D’autres scènes m’obsèdent aussi, leurs images se répètent dans mon esprit, en contrepoint les unes des autres. Est-ce quand le faune et moi faisions l’amour dans l’herbe qu’il est mort, le sang coulant au coin de sa bouche ? Quand nous nous éclaboussions, en riant et criant de plaisir, m’a-t-il appelée, ou était-il déjà mort et silencieux dans le soleil brûlant de l’immense champ aride ? Ou la vie lui a-t-elle été arrachée quand nous nous chevauchions, Pan et moi, dans l’eau de l’étang aux castors, comme des animaux en rut ? Pourquoi n’ai-je rien senti, rien remarqué quand la clé de voûte de ma vie a lâché ? Comment a-t-il pu mourir sans que je le sache, tandis que je continuais à baiser joyeusement sous l’éclatant soleil de la forêt ? Personne à qui je puisse poser ces questions. Personne même qui semble percevoir mon angoisse. Ils sont tous trop occupés, et je suis incluse de force dans leur activité frénétique.

La mort de Teddy n’est plus seulement un événement, c’est devenu un projet familial. On n’a pas le temps pour le chagrin ou la méditation silencieuse. Il y a trop à faire. Ils cachent sa mort sous tout ce qui s’ensuit, les courses à faire, les projets, les protocoles. Les quelques jours suivants sont noyés sous un déluge d’activités, comme si nous organisions une fête ou un bal masqué. Personne n’a le temps de parler de ce qui s’est passé. On parle de tout ce qui tourne autour, on s’occupe de mille détails qui en découlent, mais de ce jour-là, personne ne dit rien. Jamais.

Tom, Steffie et moi allons au funérarium pour voir les cercueils. Tom a l’air d’un paysan hagard avec ses cheveux en broussaille, sa chemise à carreaux et son jean fripé. Steffie ressemble à une poupée de porcelaine, pâle, mais parfaite dans son chagrin. Dans sa discrète robe bleu marine à col blanc, elle me fait penser à une pleureuse quaker. Je ne sais pas à quoi je ressemble, moi. Je ne crois pas que les autres me voient. Le vendeur ne s’adresse pas à moi, en tout cas. Il confère à voix basse avec Tom, et regarde les jambes de Steffie. J’erre à pas lents dans la salle d’exposition, je tâte les doublures de satin, les poignées de laiton, j’étudie des vues en coupe de cercueils construits en matériaux artisanaux magnifiques. Rien ne me touche. Je ne comprends pas ce que suis censée regarder. Quelle importance ces détails peuvent-il avoir ? Je me replie dans mon silence, ma solitude peuplée de questions.

Steffie craque, juste après avoir choisi un cercueil blanc avec une doublure de satin bleu, plus l’option de luxe. Elle s’accroche en sanglotant à l’épaule de Tom. Son fond de teint dégouline en traces roses sur sa chemise. Le vendeur passe à côté de moi, se tenant à distance discrète de cette femme en pleurs et me chuchote : « La pauvre dame. C’est vraiment dur pour elle, hein ? » Je ne réponds pas, et il ne le remarque même pas.

Et nous nous lançons dans une gigantesque frénésie d’achat. Chez le fleuriste, des fleurs pour l’enterrement. Un carré de terre pour creuser la tombe. Une pierre tombale, pour que personne n’oublie. Une robe pour Steffie. Une robe pour mère Maurie, qui est encore trop faible pour faire elle-même ses achats, mais qui a donné à Steffie une note sur papier blanc indiquant ses taille et préférences. « PAS DE POLYESTER », a-t-elle noté de son écriture nette en capitales d’imprimerie. Chapeau pour Steffie et mère Maurie, noirs, naturellement. Celui de Steffie a une petite voilette. Souliers noirs stricts. Bas noirs. Livre d’invités. Des invités ? Je me demande avec lassitude de quels invités il s’agit. Costume pour Tom, pour l’enterrement. Cravate convenable. Tout ça prend presque une heure. Elle choisit des vêtements neufs pour habiller le corps de notre fils. Nous suivons dans son sillage d’efficacité endeuillée. Parfois, quand personne ne regarde, je prends la main de Tom et la serre entre les miennes. Elle est toujours froide, si froide qu’il ne semble même pas sentir que je la tiens. Et dans tous les magasins, je dois la lâcher très vite, car dans tous les magasins sans exception Steffie craque peu de temps après avoir fini ses achats. Elle se détourne toujours du comptoir ou de la vendeuse et émets quelques reniflements avant-coureurs qui avertissent Tom que c’est le moment de s’avancer, de mettre son bras autour des épaules de sa sœur et de la réconforter. À chaque fois, elle se tourne vers lui, pose son front clair sur son épaule, sa main menue sur son bras, et fond en larmes. Comme les vendeurs du magasin, je la regarde, immobile. Peut-être suis-je ici pour servir de témoin, peut-être un jour serai-je appelée à certifier sous serment de la profondeur du chagrin de Steffie. Je ne sais pas.

Je ne sais plus rien.

Je ne vois pas beaucoup Tom. Et jamais seul. Quand il rentre, il dort, d’un sommeil lourd qui lui laisse les paupières collées et le blanc des yeux réticulé de rouge. Dans la journée, il fait les courses, parle au téléphone, écoute Steffie, Ellie et son père. Dans la grande maison. Il passe la soirée au chevet de sa mère, ou dans la cuisine de la grande maison, à régler des détails, rédiger des chèques, additionner les dépenses, tout ça avec Steffie à son côté. Ils me donnent l’impression d’être devenus des miniatures de leurs parents. Teddy aurait dû être leur fils, l’enfant Potter idéal, né d’un Potter, et d’une Potter, sans une goutte de mon sang sauvage pour l’abîmer. Comme ils se rapprochent l’un de l’autre, avec quelle efficacité ils m’excluent de leur cercle sans même s’en rendre compte !

Je passe mes soirées seule, dans le noir, un livre à la main, assise sur le canapé de rotin. J’essaie de pleurer, de faire mon deuil, mais je ne peux pas. C’est comme si ce n’était pas mon tour. Alors j’attends. J’attends que ça s’arrête, que la vie reprenne, que tout redevienne comme avant. C’est presque drôle, je croyais que je détestais ma vie d’avant, et maintenant je la regrette. Je ne pense qu’à une chose, la retrouver. On dirait que je ne peux pas avoir de chagrin, en tous cas pas comme je suis censée l’exprimer, et je sais que cela rend le père de Tom furieux. Je ne peux pas fondre continuellement en larmes, comme le fait Steffie, ni faire mon ménage en murmurant : «Teddy, oh mon petit Teddy, » comme Ellie. Moi, je fais des choses idiotes. Je donne à manger au poney, je le soigne. Houdini devient maussade et imprévisible quand on ne s’occupe pas de lui, et je ressens vis-à-vis de Teddy l’obligation d’assurer le confort du poney. Je lave, reprise et plie tous les vêtements de Teddy. Ce qui était naguère un travail sans cesse recommencé est devenu une finalité. Tous ses jouets sont rangés dans un carton sous le canapé de rotin. Ils y restent, miraculeusement, comme jamais auparavant. Il n’y a plus de camion Tonka qui traîne dans l’entrée la nuit, plus de cow-boy en plastique dans le fond de la baignoire. Je range ses livres en pile en me demandant ce que je vais en faire. Est-ce que je range Teddy de ma vie, est-ce que je referme les espaces vides en enlevant tout ce qu’ils contenaient ? Ses affaires me font penser aux zéros dans les problèmes de maths. En eux-mêmes, ils ne sont rien, mais ils représentent la valeur que Teddy avait dans notre vie. Ils gardent la blessure ouverte pour que je puisse la sonder, et tous les jours je touche aux objets qu’il possédait pour garder ma peine brûlante et réelle.

Il me vient à l’idée que le faune se demande probablement ce qu’il est advenu de Teddy. Je le vois en train de l’attendre près du ruisseau, mais je repousse cette image. Non. Je ne veux pas l’imaginer inquiet et soucieux. Je veux le voir sournois et charnel. Je veux me dire que d’une certaine façon il m’a entraînée à faire ce que j’ai fait ce jour-là, que d’une certaine façon il y a eu coercition, traîtrise, et même violence de sa part. Mais même mon imagination fertile ne peut rendre ceci plausible. Ce que j’ai fait ce jour-là, c’est bien moi qui l’ai fait. Et je l’ai fait tandis que mon enfant mourait, et c’est à cause de ça que c’est mal, que c’est honteux et dégoûtant. Mais je ne parviens pas à établir un lien de cause à conséquence entre les deux choses. Je ne peux même imaginer que c’est une punition de Dieu pour avoir copulé avec un animal. Ce n’est pas de la culpabilité que je ressens. Seulement du dégoût de moi-même parce que, tandis que mon enfant connaissait l’agonie de la mort, j’étais joyeusement en train de forniquer avec insouciance.

Je voudrais pouvoir rester sans bouger dans un endroit tranquille, et réfléchir. Très souvent, je regrette que Tom ne soit pas là pour me serrer contre lui, que nous ne puissions pas rester tranquillement ensemble, l’un près de l’autre, pour penser à notre fils et à tout ce qu’il était. Mais Tom est constamment occupé, sa mère a besoin de lui, le directeur des pompes funèbres a appelé, le bedeau de la paroisse a appelé, est-ce que quelqu’un a pensé à téléphoner au cousin Ed pour lui annoncer la triste nouvelle ? Tom est obligé de parer à tout, ce qui ne peut se faire que de la grande maison, et moi, je ne peux plus y aller.

Personne ne me l’a interdit, bien entendu. Personne ne m’a dit que je n’étais pas autorisée à y aller. C’est simplement quelque chose que je ne peux pas faire, je ne peux forcer mes jambes à traverser la cour, ni ma main à tourner la poignée de la porte. Je sais que c’est un mauvais point pour moi, car je ne suis pas allée m’asseoir au chevet de mère Maurie pour lui exprimer mes condoléances pour la perte de son petit-fils. Parfois, je me dis que personne, à part moi, ne remarque que Tom et moi avons perdu notre fils. Comme si le deuil était une sorte d’honneur dont nous ne sommes pas dignes, si bien que ses parents sont obligés de l’assumer à notre place. Aucune voiture ne s’arrête devant la petite maison pour demander de mes nouvelles, apporter des plats préparés ou prodiguer des mots de réconfort. Elles vont toutes à la grande maison, toute la journée, va et vient de breaks poussiéreux, de camionnettes, de voisines chargées de ragoûts et de salades de Jell-O, telles des émissaires venus apporter leur tribut. J’observe leurs allées et venues, assise sur les marches de la petite maison comme une enfant mentalement déficiente, silencieuse, le regard vide, à laquelle personne ne porte attention. Quand ils passent à côté de moi dans un nuage de poussière et d’air chaud, ils ne me regardent même pas. On dirait qu’ils savent ce que je faisais ce jour-là, mais évidemment c’est impossible. Je me sens obscurément coupable, à la façon dont ils m’ignorent, comme si la perte de mon fils était un crime que j’ai commis, et que mon exclusion était la punition qu’ils m’infligent.

Le grand jour arrive finalement. Nous nous levons tôt, nous habillons de vêtements sombres, Tom dans son costume neuf, moi avec la jupe noire et la veste que je portais dans l’avion pour venir. Nous parlons très peu, Tom me dit seulement quelle heure il est et combien de minutes restent avant notre départ. Ces derniers jours, Tom est devenu très conscient du temps depuis qu’il a entamé le compte à rebours jusqu’à ce jour. Tom a lavé toutes les voitures la veille, et elles portent toutes des petits fanions noirs accrochés à l’antenne, pour que tout le monde sache qu’il s’agit d’un enterrement. Steffie a rapporté hier les petits fanions noirs du salon funéraire. Elle a fait le voyage exprès pour aller les chercher. Elle ne néglige aucun détail pour que tout se passe à la perfection.

Tom va chez sa mère pour s’assurer que tout le monde est prêt, et pour aider mère Maurie à franchir les quelques mètres entre l’escalier et la voiture dans le fauteuil roulant pliable qu’ils ont loué pour l’occasion. Je ne crois pas qu’elle en ait vraiment besoin. Je pense que c’est une sorte d’accessoire pour son rôle de grand-mère affligée. Je reste dans la petite maison, je le regarde la charger dans la voiture, se battre pour replier le fauteuil avant de le mettre dans le coffre. Tous les autres sont prêts. Le père de Tom a l’air d’aller à un mariage. Sa chemise blanche est trop serrée et son cou en déborde en plis plus rouges que les fanons d’un dindon. Ellie porte une robe noire digne d’un épouvantail, qui bride ses épaules larges et pendouille sur ses mollets. Steffie devrait toujours porter du noir, elle est extrêmement élégante. Sa petite robe est parfaite pour n’importe quelle circonstance, mais particulièrement pour un enterrement. Elle serre d’une main un petit mouchoir de dentelle noire.

Tom conduit la berline de ses parents. Son père et lui sont sur le siège avant. Je suis censée prendre place sur le siège arrière avec mère Maurie. J’attends un bon moment, en souhaitant qu’ils partent sans moi. Puis je me résigne à poser Le Pays des bêtes sauvages et je sors pour les rejoindre. Je voulais l’emporter, le mettre dans le cercueil entre ses petites mains. Mais je ne trouve même pas le courage de le faire.

Je suis sur le siège arrière avec mère Maurie. Quand je monte, elle regarde fixement par la vitre. Je comprends ce qui me reste à faire et m’assois le plus prêt possible de ma portière en regardant fixement dehors, de mon côté. Devant, Tom et son père parlent à voix basse, leurs voix graves bourdonnent comme des insectes d’été. Ils parlent des gens qui sont venus, et de ceux qui ne sont pas venus. Le père de Tom fait allusion au courage dont a fait preuve Steffie, et Tom acquiesce. Ils ne prononcent pas une seule fois le nom de Teddy, ni les mots « mort » ou « enterrement ».

Nous allons à l’église baptiste. Nous ne sommes baptistes ni les uns ni les autres, mais c’est une très belle église, Steffie est allée au lycée avec la fille du pasteur, si bien que toutes les dispositions ont pu être prises. J’ai entendu Steffie dire à Tom qu’elle trouve que c’est mieux que le salon funéraire, où ils font plusieurs enterrements par jour, alors qu’ici celui de Teddy sera le seul de la journée. C’est plus familial et intime, en quelque sorte. Steffie estime que c’est ainsi que doivent être les enterrements. Familiaux et intimes.

Mais le parking de l’église est plein de voitures, l’église bondée. Les Potter sont une vieille famille de cette vallée, et tout le monde a tenu à venir en leur honneur. Ils nous ont laissé des places pour nous garer juste devant l’église. Le corps a déjà été amené et exposé, comme prévu. Les fleurs correspondent exactement à ce qui a été commandé, mais Steffie se doit d’aller déplacer l’un des vases d’environ trente centimètres sur la gauche. Les bancs du premier rang ont été délimités par des banderoles de crépon noir. Après la cérémonie et l’enterrement, il y aura un dîner à la fortune du pot dans le hall de l’église. Les effluves des haricots à la sauce tomate et de la salade de macaroni nous parviennent, se mêlant à l’odeur de gymnase du hall et aux parfums artificiels des femmes, recouvrant celui des fleurs. Ça me rappelle les kermesses paroissiales de mon enfance, et la foire de printemps de St Judith. Je me demande s’il y aura un stand de jeu de massacre et de pêche à la ligne pour occuper les enfants pendant que les parents seront occupés à manger et à présenter leurs condoléances.

J’erre quelques instants en regardant autour de moi et je me rends compte soudain que tout le monde me regarde. Même mère Maurie est à sa place, on l’a conduite dans sa chaise roulante comme une impératrice douairière, et on l’a aidée avec ménagements à prendre place dans la stalle. Ils sont tous installés, sauf moi, et Tom me jette un regard où passe quelque chose comme de l’agacement. Je m’y prends mal, je suppose, mais c’est la première fois que je vais à un enterrement. Quelqu’un aurait dû me passer des notes de mise en scène.

Je prends place dans la stalle, m’agenouille, fais le signe de croix. Tout faux ! La famille de Tom est assise. Ils sont là pour un enterrement, pas pour prier, et je retarde la procédure. Je m’assois avec précaution. Personne ne m’a communiqué le programme. Il faut que je devine les répliques. Quelqu’un commence à jouer de l’orgue, ce n’est pas une hymne que je connais, j’ai l’impression que c’est seulement une série d’accords solennels répétitifs. Les gens se lèvent et se mettent en rang pour aller regarder l’enfant mort dans le cercueil. J’observe les gens qui regardent Teddy. Certains jettent un simple coup d’œil, l’air de se dire « Tiens, oui, en effet, il y a bien là un enfant mort », avant de passer leur chemin. D’autres le dévisagent avec curiosité, le dévorent des yeux jusqu’à ce qu’ils soient obligés d’avancer quand les suivants les poussent. Un spectacle de foire, voilà ce que ça me rappelle.

Bientôt, tout le monde a vu ce qu’ils étaient venus voir, exception faite de la famille. Nous nous levons donc à la queue leu leu, mère Maurie sans son fauteuil roulant cette fois, mais lourdement appuyée sur le bras de son mari et d’Ellie. Je les suis, essayant toujours de deviner la procédure et le protocole. Au fond de moi, je me dis que tout ça a été orchestré par Steffie, de toute façon, et que toute l’expérience en matière de funérailles que j’aurais pu avoir antérieurement ne m’aurait servi à rien. J’ai l’impression d’être une actrice qui n’a pas eu le temps de lire le script et, quand nous approchons du cercueil, j’ai la certitude que je vais faire rater la scène.

Chacun a un rôle bien au point. Je me demande s’ils l’ont préparé, discuté, répété peut-être dans la salle de séjour de la grande maison. Ont-ils utilisé la petite table comme accessoire pour remplacer le cercueil ? Plus nous avançons et moins tout ça semble réel. C’est Bix qui passe le premier. Il jette un regard à son neveu, et dit d’une voix distincte : « Bon Dieu ! Si c’est pas triste ! » avant de poursuivre son chemin. Steffie s’arrête, se penche vers le cercueil pour replacer une mèche de cheveux en murmurant des paroles apaisantes comme à un enfant endormi. Elle reste là, immobile, à peine quelques instants de trop. Puis elle se met à trembler, et Bix est obligé de lui prendre le bras et de l’entraîner. Ellie, mère Maurie et le père de Tom le contemplent en groupe. Ellie agrippe le bord du cercueil, tandis que mère Maurie éclate en sanglots étouffés et s’appuie sur l’épaule de son mari. Le père de Tom a l’air vieux, et las, et amer, mais encore énergique, c’est le pionnier, le père qui guide sa famille au travers des difficultés de la vie. Il s’éloigne le premier, entraînant sa femme en sanglots. Ellie s’attarde derrière eux, s’essuie les yeux à l’aide d’un immense mouchoir blanc.

Puis c’est Tom qui regarde le cercueil. Ou ne le regarde pas. Je suis juste à côté de lui et je sais qu’il ne regarde pas le corps, qu’il fixe un point précis sur la doublure de satin bleu. Je fais un pas en avant et me force à regarder. Une vague soudaine de soulagement me submerge. Ce n’est pas Teddy ! J’agrippe la main de Tom, la serre pour le forcer à regarder cet enfant. Ce n’est pas Teddy, il y a eu une abominable erreur, mais tout est fini maintenant. C’est l’enfant de quelqu’un d’autre qui est mort, pas le nôtre. Cet enfant est plus petit, plus pâle, les os saillent de son visage, ses cheveux blonds sont coquettement lissés sur le côté, ses jambes paraissent maigres dans le pantalon noir. Ce n’est pas notre petit bonhomme costaud, notre vigoureux petit garçon bruni par le vent et le soleil. Je chuchote à Tom en lui serrant à nouveau la main : « Ce n’est pas Teddy. C’est quelqu’un d’autre. »

« Evelyn ! » dit-il d’une voix méchante, pleine de reproche. Une angoisse affreuse marque son visage quand il se penche pour toucher la petite cicatrice sur la main du garçon, une cicatrice qui ressemble à la trace acérée d’une boîte de conserve, une cicatrice comme celle qu’avait Teddy quand il s’était coupé à trois ans en voulant donner tout seul à manger au chien. Je fixe désespérément cette marque, j’essaie de prétendre que ce n’est pas une preuve suffisante, mais rien à faire. Je regarde encore une fois. Ce corps rabougri est tout ce qui reste de notre fils.

C’est vrai.

Maintenant, à cette minute même, je sais pour la première fois que mon fils est mort. Avant, je faisais seulement comme eux, je faisais semblant de croire ce qu’ils me disaient, par politesse, parce qu’apparemment je n’avais pas le choix. Non, vraiment, je pensais que je l’avais cru, mais ce n’était pas vrai. Je n’avais pas vu le corps. Teddy absent n’était pas Teddy mort. Je ne pouvais le « sentir » mort, d’une certaine façon il était encore là, au coin de la maison, dans la grange, dans la grande maison. Une partie de moi n’avait rien cru de tout ça, avait pensé que c’était une sorte de torture élaborée qu’ils m’infligeaient, mais que tôt ou tard ils seraient obligés de me le rendre. Je n’avais jamais cru qu’il pouvait être mort. Mais maintenant si. Je m’entends émettre un son étrange, pas un sanglot, ni un rire, ni un hoquet, juste un drôle de bruit animal. Et Tom referme le cercueil, me repousse pour que mes doigts ne se retrouvent pas pincés par le couvercle, et son père s’approche derrière moi en disant : « Je vous en prie, Evelyn ! » comme s’il était totalement dégoûté de moi, cette fois. Il me saisit par les épaules, je ne sais pas ce qu’il a l’intention de faire, mais Tom s’interpose et dit : « Je m’en occupe, papa, laisse-moi faire. » Et Tom me prend fermement par le bras et m’entraîne dans la nef fraîche et faiblement éclairée, tout le monde nous regarde d’un air ébahi, c’est comme une procession de mariage à l’envers, et nous nous retrouvons dehors dans la chaleur poussiéreuse.

C’est encore pire. Nous sommes en été, c’est une belle journée chaude, personne ne peut être mort aujourd’hui, la mort, ça se passe la nuit quand il fait froid, ou à la télé, juste avant les spots publicitaires, mais ça n’arrive jamais aux personnages principaux, jamais à ceux qui sont importants. Comment cela a-t-il pu arriver à Teddy ? Et je ne peux m’arrêter d’émettre ce son bizarre. Je n’essaie même pas. Tom me prend par les deux épaules et me secoue. « Arrête, dit-il, et sans douceur. Arrête ça tout de suite. Bon sang, j’en ai déjà assez comme ça sur le dos. Alors arrête tout de suite. Tu ne vois pas qu’il ne nous reste plus que ce dernier truc-là ? On n’a plus qu’à l’enterrer, puis ce foutu dîner, et après c’est fini, terminé. »

Ce qu’il dit me paraît absurde. Teddy va être mort pour toujours. Ce n’est pas parce qu’on va faire ces derniers gestes que ça mettra fin à sa mort. Je le dévisage, j’essaye de le voir à travers mes larmes. Son expression reflète le dégoût. Je sais que je dois avoir une tête affreuse, j’ai toujours le nez qui coule quand je pleure et mon visage se marbre de rouge. Mes yeux verts rougissent immédiatement. Je sais que je dois avoir l’air épouvantable et dégoûtant, mais Teddy est mort, c’est une chose si horrible et si grave qu’il ne devrait pas attacher d’importance à mon aspect. Rien ne devrait avoir d’importance, hormis que notre fils est parti pour toujours.

Je tâtonne pour chercher un Kleenex, n’en trouve pas, me passe la manche sur le visage. C’est apparemment la goutte d’eau qui fait déborder le vase, car Tom me relâche brusquement, se détourne. « Merde ! » dit-il, d’une voix morne, sans espoir. Je me ressaisis, ravale mes sanglots, bien qu’ils me fassent d’énormes trous dans la gorge. Tom a le regard perdu en direction du parking. Il finit par se retourner vers moi aussi brutalement qu’il s’est détourné. Il y a une nouvelle expression sur son visage, que je n’ai jamais vue. Il sourit presque, comme parfois les petits enfants quand ils s’efforcent de ne pas pleurer. « Pourquoi fais-tu tout ce cirque maintenant ? » demande-t-il, la voix soudain cruelle mais étranglée. Il a les yeux très brillants. « Pour te donner en spectacle devant tout le monde, pour leur montrer à quel point tu l’aimais ? Bon Dieu ! Tu n’étais même pas là ce jour-là ! S’il avait été à la maison avec toi, rien de tout ça ne se serait passé. Bon Dieu, si tu avais fait ne serait-ce que l’effort de venir avec moi, au moins pour le surveiller, rien de tout ça ne se serait passé. Mais non, il fallait que tu boudes, que tu t’en ailles te balader toute seule, et me laisse m’occuper de Teddy ! »

Ce n’est pas vrai, pas un seul mot de ce qu’il dit, et en le regardant avec horreur, je sais qu’il sait que c’est un mensonge. Mais une partie de lui me supplie de l’admettre, comme lui a été obligé de l’admettre avec sa famille tous les jours depuis l’accident. Je comprends comment ça a dû être. Dans la famille Potter, rien ne se passe simplement. C’est toujours la faute de quelqu’un, il faut toujours qu’il y ait un responsable à blâmer. Une crevaison, ça se produit si on conduit trop vite, ou parce qu’on a pris le chemin qu’il ne fallait pas prendre, ou parce qu’on a heurté trop violemment une bosse. Les machines à laver tombent en panne parce qu’on les charge trop, ou qu’on utilise trop de détergent, ou parce qu’on n’a pas passé l’aspirateur dessous. Teddy est mort parce que son père l’a emmené faire les foins. Ou parce que sa mère ne l’a pas gardé à la maison.

Je crois qu’il me demande quelque chose. Je ne suis pas sûre qu’il le sache lui-même, mais c’est vrai. Il ne lui reste rien. Ce qu’il y avait entre nous a disparu, a été démantelé pierre à pierre au cours des derniers mois. Son fils est mort. Il ne lui reste que sa famille. Mais uniquement s’il n’est pas coupable d’avoir tué son enfant. Je n’ose pas imaginer comment ils ont dû le harceler pendant ces derniers jours. Mais c’est évident, je le vois aux rides gravées sur son visage, à ses cheveux naguère blond doré qui ressemblent désormais à de la paille sèche, à ses yeux mornes et hagards. Le choc de ce que je découvre a fait taire ma propre douleur, comme un cri lointain dans la nuit. Je m’essuie encore une fois le visage d’un revers de manche, je le vois frémir de dégoût devant mon geste inélégant. Il m’aimait naguère. Comme il doit avoir honte à présent.

C’est comme d’achever son chien. J’ai été obligée de faire ça une seule fois dans ma vie. Vous voyez le corps brisé par le semi-remorque qui l’a heurté et écrasé et c’est comme si votre chien était pris au piège à l’intérieur de quelque chose qui n’est plus lui. Il est en train de mourir, mais pas assez vite. Si la mort avait une porte, il y gratterait en gémissant tant il a envie de la franchir. Et il n’y a que vous qui puissiez le faire sortir. Alors vous armez le quarante-cinq de votre père, ce qui fait le bruit le plus sinistre du monde. Vous le tenez à deux mains, et vos doigts sont à peine assez longs pour débrayer la sécurité. En un éclair, vous vous dites que si jamais il y a une pierre dans le sol sous le crâne de Rinky, la balle va ricocher directement sur vous. Mais en fait ça ne semble pas si grave, et vous mettez le canon dans l’intérieur rose de son oreille, et c’est absurde, la manière dont il peut encore agiter l’oreille pour essayer de le déloger, comme si c’était un insecte et non le métal froid, et comme si ça le gênait davantage d’avoir quelque chose dans l’oreille que les os qui lui sortent des flancs sous la fourrure. Et vous appuyez sur la détente. Par amour. Par compassion. Dans une explosion infernale, le pistolet vous saute dans la main tel un être vivant, et des morceaux de Rinky vous éclaboussent avec une force brûlante incroyable, comme s’ils allaient vous transpercer. Et c’est fini, il est mort, et vous ne gardez même pas le bon souvenir de ses yeux pleins de sagesse, de sa grosse tête et des ses oreilles douces comme du velours sous vos doigts, tout a disparu, a volé en éclats et en fragments de fourrure ensanglantée.

Mais c’était ce que vous deviez faire. Ce que ses cris subliminaux vous suppliaient de faire. Alors vous l’avez fait. Vous avez détruit ce qui restait de lui pour le libérer.

« J’ai un amant, dis-je. J’étais avec lui quand Teddy est mort. C’est pourquoi je l’ai envoyé faire les foins avec toi au lieu de le garder en sécurité à la maison. Pour pouvoir être avec l’homme brun. »

La journée est chaude, poussiéreuse et immobile, écrasée sous le soleil blanc dans le ciel. Il y a trop de lumière pour qu’on puisse voir clair. Je crois que c’est à cause de ça que tout d’abord je ne vois aucun changement sur son visage. Puis, c’est comme une pieuvre qui passe par toutes les couleurs, comme j’en ai vu une un jour dans un aquarium. Il y a un bourgeonnement de Tom, une multitude de Tom qui vacillent dans son expression, et ils me regardent tous tour à tour par ses yeux. Certains me croient, d’autres non, certains ont de la peine, d’autres sont en colère et, enfin, j’en perçois un qui comprend exactement ce que je suis en train de faire. Mais celui-là disparaît très vite et c’est le dernier, le Potter furieux, scandalisé, qui avance d’un pas et me gifle à la volée, ce qui me projette sur le capot de la berline. Quand je réussis à me relever, il m’a déjà tourné le dos et se dirige vers l’église pour y retrouver sa famille. La porte se referme lentement derrière lui, silencieuse sur ses charnières pneumatiques, et j’entends enfin le déclic du loquet qui s’enclenche.

Adieu, Tom.

Tous les Potter ont des clés de rechange cachées sous le capot. Il me faut une minute ou deux, parce que je n’arrive pas à comprendre comment on ouvre le capot, mais je finis par prendre la clé, je démarre et m’éloigne. Les petits fanions noirs flottent gaiement dans la brise, et le sang coule de mon nez et de ma lèvre fendue sur mon menton, jusqu’au moment où j’ouvre la fenêtre pour laisser le vent chaud le sécher sur mon visage. Mère Maurie sera bouleversée de voir du sang sur le volant et du gravier dans sa voiture. Tom sera sans doute obligé de la nettoyer. Steffie l’aidera probablement. Ce sera peut-être à ce moment-là qu’il se confiera à elle, qu’il lui dira ce que j’ai dit, ce qui explique pourquoi j’ai quitté l’enterrement. Elle le répétera à ses parents. Et ils auront tous eu raison en ce qui me concerne, et la mort de Teddy sera uniquement de ma faute. Pauvre Tom. Et la vie continuera pour eux tous.

L’aspect faussement gai de la petite maison me paraît encore plus évident pour ma dernière visite. Je me hâte, comme un cambrioleur, comme si je devais être dérangée d’une minute à l’autre. Non par Tom et sa famille. Par Teddy. La maison vide donne l’impression d’être hantée, je m’attends presque à entendre le bruit d’un petit camion Tonka dans l’entrée, ou le fracas d’un bol de céréales qui tombe.

Mais non, rien. J’emplis à la hâte un sac de voyage. C’est un petit sac à bandoulière avec beaucoup de poches, un de ces accessoires bon marché achetés par correspondance et qui ne tient jamais vraiment sous le siège d’un avion. Jeans, sous-vêtements, chemises, chaussettes. Je n’ai pas grand-chose à prendre, en fait. Brosse à dents, déodorant, couteau dans son étui, allumettes. Je me change, enfile un jean et une chemise, lace et attache mes tennis. Je laisse mes vêtements à l’endroit où je les ai quittés. Ce qui leur arrivera dépend de Tom. Un court instant, j’envisage d’emporter quelques affaires de Teddy, le tee-shirt Mickey qui porte encore son odeur, l’exemplaire abîmé du Pays des bêtes sauvages. Mais en fin de compte, je les laisse aussi. Je songe très sérieusement à mettre le feu à la maison. Mais c’est une idée passagère, qui ne me vient qu’au moment de passer la porte, non pas une vengeance mais plutôt un symbole, pour que tout ne soit pas seulement fini mais aussi purifié par les flammes. Mais je soupçonne que même les flammes ne viendraient pas à bout des Poèmes pour le petit coin, du mauvais goût des coqs et des poulettes, du toc pompeux de cette maison. Je suis certaine que ce n’est qu’une question de jours avant que Tom n’ait réintégré son ancienne chambre dans la grande maison, celle où ses fanions de lycée sont encore accrochés au mur. Steffie et Ellis vont éliminer toute trace de moi dans la petite maison, jusqu’à ce que j’aie disparu. Le Monsieur Propre et l’Ajax d’Ellie sont plus efficaces que les flammes.

Le sac n’est pas si lourd sur mon épaule. Je n’ai pas pris d’argent, en dehors des quelques billets et pièces de monnaie qui étaient dans la poche de mon jean. Il n’y a pas d’argent à prendre, tout est parti pour l’enterrement. Même le compte-épargne d’Alaska a été vidé. D’une certaine façon, c’est mieux comme ça. Ça m’est égal, en fait.

Je ferme soigneusement la porte derrière moi.

Je ne prends pas la voiture. Mère Maurie n’hésiterait pas à faire une déclaration de vol. Je ne vais pas à l’aéroport, de toute façon. Je ne sais pas où je vais, mais je sais qu’il y a deux endroits où je ne vais pas. L’aéroport et la petite clairière près du ruisseau. Parce que la mort de Teddy a mis un terme à ça aussi.

Arrivée au bout de l’allée, je m’engage sur la grand-route. Vers le nord. Autant cette direction qu’une autre. C’est une route goudronnée à deux voies, bordée de fossés et de talus broussailleux. Pas de trottoir. Pas de sentier pour piétons. L’accotement n’est pas idéal pour marcher. Il est jonché de tessons de bouteille, de détritus, de gravillons qui roulent sous les pieds. Sans réfléchir, je prends un bon pas régulier. Le sac à bandoulière heurte légèrement ma hanche, à chaque pas. Des voitures filent à toute vitesse, et de temps en temps un semi-remorque me dépasse en trombe dans une rafale de vent assourdissante. Je ne pense pas à ce qu’ils doivent se dire, je ne me demande pas si certains passagers se regardent en disant : « Hé, mais ce n’était pas la femme du fils Potter ? Comment se fait-il qu’elle ne soit pas à l’enterrement ? »

Il fait chaud et bientôt, je transpire dans ma chemise, et la bandoulière du sac commence à me faire mal. Je la change d’épaule et continue à avancer. Je me demande combien de kilomètres je peux faire en une journée. Les questions de nourriture et de sommeil me viennent brièvement à l’esprit, mais pour l’instant je ne peux même pas imaginer que j’aurai faim ou envie de dormir. Pour l’instant, la seule chose qui compte, c’est de tenir le coup et de marcher le plus longtemps possible.

Je suis capable de ne pas penser. C’est très bien. Même si c’est grâce à la migraine atroce provoquée par le soleil qui tape sur ma tête nue et à la réverbération de la lumière sur la route que j’y parviens. Je ne tarde pas à avoir soif, en plus, et la poussière soulevée dans le sillage de chaque voiture n’arrange rien. Elle me recouvre le bord des yeux, sèche sur les contours de mon nez et de ma bouche, m’irrite l’intérieur des oreilles. Je continue à marcher, me concentrant uniquement sur ce que me dit mon corps, ne prévoyant que les quelques heures à venir.

J’aurais dû emporter une gourde. J’aurais dû emporter une couverture, aussi. J’envisage de dormir sous un pont d’autoroute, comme j’ai entendu dire que certains le font. Mais je ne m’en sens pas capable. Dormir dans la lumière des phares et le flux continuel des voitures ? Non. Je n’irai pas sur la voie express, je tiendrai compte des panneaux « Auto-stop interdit » qui avertissent les piétons qui rejoignent les rampes d’accès. Non. Je crois que je suivrai des nationales comme celle-ci, en direction du nord, jusqu’à la rivière Alcan, et ensuite je la remonterai. Jusqu’en Alaska.

Je sais au fond de moi que c’est un voyage beaucoup trop long pour moi. Je sais au fond de moi qu’il faudra forcément que j’achète à manger, que je dorme et que je prenne un bain quelque part. Je sais au fond de moi que pour traverser la frontière, il faut au moins deux cents dollars. Je sais tout ça mais c’est une partie de moi que je veux ignorer, parce que c’est aussi celle qui sait que mon fils est mort, que mon mari ne m’aime plus, et qu’il n’y a aucun moyen de revenir en arrière.

Je marche tout le jour. Deux fois, des voitures ralentissent pour me demander si je veux monter, mais je leur fais signe de ne pas s’arrêter. Le soir, je marche encore. Je sens que j’ai des ampoules aux talons et j’ai tellement soif qu’on croirait que l’intérieur de ma gorge est desséché et craquelé. Quand les gens commencent à allumer les phares, je sais qu’il est temps de quitter la route. J’attends qu’il n’y ait plus de voiture en vue, puis j’escalade le talus de gravier et franchis la clôture de barbelés.

Je ne sais pourquoi le terrain est clôturé, ce n’est que de la forêt replantée. Les jeunes arbres sont tous des épinettes Weyerhauser, pas plus hautes que mon épaule pour la plupart. Mais plus loin de la route, il reste encore de vieilles souches qui révèlent la taille énorme des géants qui poussaient là avant. Et quelques troncs abattus, abandonnés pour une raison quelconque, couchés sur le sol. Ils sont devenus verts de mousse et sont presque ramollis par la décomposition. Ils feraient un excellent abri pour la nuit, je pourrais dormir contre l’un d’eux, mais j’ai trop soif.

Je regrette de ne pas avoir le flair d’un chien. Ni les yeux d’un loup. Il commence à faire nuit, je suis plus fatiguée que je ne le croyais, et finalement je me rends compte que je ne vais pas trouver d’eau aussi facilement que je l’espérais. Demain, peut-être. Je m’assois à l’endroit où je me trouve, aussi bien ici qu’ailleurs. Je sors une épaisse chemise de jean de mon sac, l’enfile, puis utilise le sac comme oreiller. Je m’allonge, me redresse pour écarter quelques brindilles et morceaux de bois qui me gênent. Je me recouche, remonte mes genoux sous le menton pour me rouler le plus possible en boule. Je ferme les yeux et essaie de dormir.

Au bout d’un moment, je les rouvre. Je ne dormais pas, j’étais seulement immobile. Il fait noir, mais peu de temps s’est écoulé. La sueur a séché sur ma peau, froide et collante, comme si j’avais été roulée dans le sel. J’ai soif. Les étoiles sont apparues, elles me regardent. Pour me distraire, je cherche la Grande Ourse et l’étoffe polaire. Je les trouve puis je me dis qu’elles montrent la direction de chez moi. C’est si loin. Trop loin.

C’était puéril. Tout ça. Je ne peux pas rentrer à pied en Alaska. Et même si je le pouvais ? J’arriverais à Fairbanks juste au moment où l’hiver s’installe, sans travail, sans argent, sans famille ? Je supplierais Annie de me loger, de me donner du travail ? Non, c’est stupide.

Il faut que je rebrousse chemin. C’est une question de survie. Que puis-je faire d’autre, errer dans ces bois jusqu’à ce que je tombe d’épuisement, d’insolation, ou qu’on me tire dessus pour violation de propriété ? Je ne suis plus une enfant. La vie est réelle. J’ai fait mon caprice, me suis enfuie de l’enterrement de mon fils, me suis fâchée avec mon mari, j’ai fait ma valise et me suis sauvée comme une petite fille. Bon, d’accord, alors voyons ce qui reste, la réalité. Combien de temps est-ce que je crois pouvoir errer à travers champs sans nourriture ni équipement ? Cinq jours ? Sept ? Bon sang, je n’ai même pas de carte routière. Il faut absolument que je rentre. Que j’aille retrouver Tom et toute cette catastrophe, la mort de Teddy, sa famille qui me déteste. Retrouver Tom qui sait que je l’ai trompé. Rentrer et demander de l’aide, un abri, de la nourriture. Les supplier de me donner assez d’argent pour rentrer chez moi. Qu’est-ce qu’ils vont faire ? L’avocat de la famille va venir. L’avocat de la famille est un ancien copain d’école du père de Tom, qui l’appelle oncle Kenny. Il ne laissera Tom faire aucune erreur de compassion. C’est à ça que servent les avocats  – j’ai entendu mère Maurie le dire un jour  – à veiller sur vos intérêts même si vous ne les connaissez pas vous-même. Il aura du mal à voir ce qu’il pourra bien me prendre, mais je suis sûre qu’ils vont trouver quelque chose. Il faut que je rentre.

Il faut que je rentre.

Je ne peux pas. Et c’est aussi une question de survie.

Je ne veux même pas y penser. Parce que la conclusion finale est toujours la même, c’est-à-dire que je n’ai plus rien. Plus de maison, plus d’enfant, plus de mari. Rien.

Sauf un faune.

Non ? Je n’irai pas le retrouver parce que...

Mon esprit tourne en rond à toute vitesse comme un rat dans une cage, refuse de s’arrêter à une réponse. N’importe quelle réponse.

Parce que j’étais avec lui quand Teddy est mort.

Parce que je ne veux pas lui parler de Teddy.

Parce que j’ai tant envie de le rejoindre, parce que je crois qu’il me redonnerait un peu de bonheur, et je sais que ce serait mal d’être heureuse alors que mon enfant est mort. Parce que je tiens à être malheureuse ?

Qu’est-ce que je veux ?

Je veux Teddy.

Dommage, tu ne peux pas. Il est mort.

Le Dieu dans l'ombre
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